CHAPITRE XX Une matinée bien remplie
Le jour se levait. La brume avait pris une teinte blanchâtre et se dissipait rapidement. Les quatre enfants coururent aux chevaux qui frappaient du pied avec impatience sous les bouleaux. Claude restait un peu en arrière, car Dagobert était vraiment très lourd.
Soudain il se débattit. Ranimé par l'air frais, il ne voulait plus être porté. Claude le posa à terre avec soulagement et il aboya pour effrayer les gitans qui sortaient des roulottes, leurs roquets à leurs trousses.
Les quatre enfants se mirent en selle; les chevaux acceptèrent sans protester le double fardeau. Pierre tourna bride et partit, Claude derrière lui. Paule et Annie le suivirent. Dagobert, qui reprenait rapidement des forces, trottait sans se laisser distancer.
Les gitans se lancèrent à leur poursuite en brandissant les poings et en criant. Castelli se demandait par quel miracle ses deux prisonnières avaient réussi à s'évader. Et qui étaient les deux autres qui conduisaient les chevaux? Pas les garçons qui avaient volé les paquets; ils étaient trop petits. Qui les avait conduits ici? Pourquoi ce chien n'avait-il pas rempli sa mission? Autant d'énigmes que de questions.
Les bohémiens couraient après les chevaux, mais leurs roquets se contentaient d'aboyer. Ils avaient peur de Dagobert
Les chevaux galopaient aussi vite que le leur permettait le brouillard. Claude était toujours inquiète pour Dagobert et craignait qu'il ne pût arriver jusqu'à la ferme. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Les gitans restaient loin derrière eux et ne les rattraperaient pas.
Le soleil s'était levé. Bientôt il dissiperait cette brume étrange qui avait envahi si brusquement la lande. Claude jeta un regard à sa montre… Déjà presque six heures du matin. Que d'événements depuis la veille!
Qui sait où étaient François et Michel? Elle eut une pensée reconnaissante pour Mario et ses signes de piste qui leur avaient été d'un si grand secours. Paule et Pierre avaient montré beaucoup de courage aussi. Elle serra le bras de Pierre en guise de remerciement.
« Où sont François et Michel à ton idée? demanda-t-elle à Pierre. Crois-tu qu'ils sont encore égarés dans la lande? Nous devrions peut-être nous mettre à leur recherche?
— Non, répliqua Pierre. Non, retournons tout droit à la ferme. Ils se débrouilleront tout seuls! »
François et Mick avaient certainement essayé de se débrouiller tout seuls au cours de cette nuit froide et brumeuse: mais ils n'avaient pas très bien réussi. Quand leurs montres marquèrent cinq heures moins le quart, ils ne purent plus supporter leur inaction. C'était le moment où Paule, Pierre et Dagobert traversaient la lande à peu de distance d'eux, mais ils l'ignoraient.
Ils sortirent du buisson, mouillés et ankylosés, s'étirèrent et cherchèrent à s'orienter.
« Marchons, proposa François. Cela nous réchauffera. J'ai ma boussole. En nous dirigeant vers l'ouest, nous arriverons au bord de la lande, pas très loin du village. »
Ils se mirent en marche; leur lampe électrique, dont la pile s'épuisait, ne donnait plus qu'une faible clarté.
« Elle s'éteindra bientôt, grogna Michel en la secouant. Flûte ! Je vois à peine le cadran de la boussole. »
François trébucha et eut quelque peine à reprendre son équilibre. Il arracha la lampe à Michel et se pencha vers le sol.
« Ça, alors! S’écria-t-il. Un rail! Nous sommes de nouveau sur la voie ferrée. Quelle chance!
— Tu peux le dire! renchérit Michel. Nous sommes sauvés. Ne perdons plus ces maudits rails. Tâtons-les avec les pieds.
— Dire que nous en étions si près et que nous ne le savions pas! gémit François. Nous pourrions être de retour depuis longtemps. J'espère que les filles sont rentrées et ne sont pas inquiètes à notre sujet. Elles doivent bien penser que nous arriverons dès qu'il fera jour. »
Vers six heures, ils atteignirent la ferme, morts de fatigue. Tout le monde dormait encore, semblait-il. Mais le portail était ouvert; Pierre et Paule ne l'avait pas refermé. Ils montèrent tout droit à la chambre de Claude et d'Annie.
Bien entendu ils n'y trouvèrent personne. Paule peut-être saurait quelque chose, mais son lit, quoique défait, était vide. Ils traversèrent le palier pour interroger Pierre.
« Il est parti, lui aussi, dit Michel stupéfait. Où sont-ils tous?
— Appelons M. Girard », conseilla François qui ignorait que le fermier était absent pour la nuit. Ils frappèrent à la porte. Réveillée en sursaut, Mme Girard fut étonnée et effrayée de les voir, car elle les croyait sous leur tente dans la lande. Sa terreur augmenta quand elle eut appris la disparition de Claude et d'Annie.
« Où sont ces enfants? s'écria-t-elle en enfilant une robe de chambre. C'est très grave, François. Elles se sont peut-être égarées dans la lande… Et ces bohémiens qui rôdent par-là et qui sont des gens si peu sûrs! Je vais téléphoner à mon mari et aux gendarmes. Oh ! mon Dieu ! Pourquoi vous ai-je donné la permission de camper? »
Elle venait de reposer le récepteur lorsqu'une galopade résonna dans la cour.
« Qui est là? dit Mme Girard. Des chevaux! Qui peut arriver à cette heure matinale? »
Ils coururent tous à la fenêtre.
Michel poussa un tel cri que Mme Girard faillit perdre l'équilibre.
« Annie et Claude! Les voici! Et Dagobert aussi. Et Paule! Et Pierre! que signifie tout cela?»
Annie entendit le cri et leva les yeux. Malgré sa fatigue, elle agita gaiement la main en souriant. Claude héla les garçons.
« Oh! François! Oh! Michel! Vous êtes de retour! C'est bien ce que nous espérions. Après votre départ, nous nous sommes trompées de chemin et nous sommes retournées à la carrière.
— Et les gitans nous ont emprisonnées dans un souterrain! cria Annie.
— Mais que font donc Paule et Pierre là-dedans? dit la pauvre Mme Girard qui croyait rêver. Et qu'a donc Dagobert? »
Dagobert s'était affaissé par terre. Sa chère Claude ne risquait plus rien. Il pouvait poser sa tête douloureuse sur ses pattes et s'endormir. Claude sauta à bas de son cheval.
« Dagobert! Mon bon Dagobert! Mon Dagobert chéri! Aide-moi, Pierre. Je vais le porter dans ma chambre et je panserai sa blessure. »
Tous les pensionnaires étaient réveillés et accouraient, qui en robe de chambre, qui en pyjama, poussant des exclamations et courant de l'un à l'autre. Mme Girard n'arrivait pas à rétablir l'ordre. Pierre essayait de calmer les deux chevaux que ce vacarme excitait, et tous les coqs de la ferme choisirent ce moment pour lancer de bruyants cocoricos.
Soudain la brume se dissipa et le soleil parut dans toute sa gloire.
« Bravo! Plus de brouillard! s'écria Claude. Le soleil brille. Du courage, Dagobert… Nos épreuves sont terminées. »
Pierre l'aida à monter Dagobert au premier étage. Claude et Mme Girard examinèrent sa blessure et la lavèrent
« Il aurait fallu des points de suture, remarqua Mme Girard. Mais la plaie semble déjà se cicatriser. Il faut être une brute pour frapper ainsi un chien! »
De nouveau un galop de cheval retentit en bas et M. Girard, le visage anxieux, mit pied à terre. Presque au même moment, une automobile noire franchissait le portail. Deux gendarmes avaient été envoyés pour aider à rechercher les fillettes disparues. Mme Girard avait oublié de téléphoner pour annoncer que Claude et Annie étaient revenues.
« Je suis désolée de vous avoir dérangés, dit Mme Girard au brigadier de gendarmerie. Les enfants arrivent à l'instant. Je ne sais pas encore ce qui s'est passé. L'essentiel c'est qu'elles soient saines et sauves.
— Attendez, dit François qui était dans la pièce. Je crois que nous aurons besoin de la police. La lande est le théâtre d'événements étranges.
— Lesquels? demanda le brigadier en prenant un calepin.
— Nous campions là-bas, expliqua François. Un avion est passé, il est descendu très bas, guidé par une lampe placée par les bohémiens.
— Une lampe placée par les bohémiens? répéta le brigadier surpris. Pourquoi l'avion avait-il besoin de leur aide? Je suppose que l'appareil a atterri?
— Non, répondit François. Il est revenu la nuit suivante et a recommencé la même manœuvre. Il est descendu et a tourné en rond. Mais cette fois, il a jeté des paquets.
— Vraiment? dit le brigadier de plus en plus intéressé. Pour que les bohémiens les ramassent?
— Exactement, dit François. Mais le pilote a mal visé et les paquets sont tombés autour de nous… presque sur notre tête. Nous nous sommes mis à l'abri; nous ne savions pas s'il s'agissait ou non d'explosifs.
— Avez-vous ramassé quelques-uns de ces paquets? demanda le brigadier.
— Oui, et j'en ai ouvert un.
— Que contenait-il?
— Des billets de banque, des dollars, dit François. Un seul paquet en contenait plusieurs liasses; chaque billet valait cent dollars. Une vraie fortune ainsi éparpillée autour de nous. »
Le brigadier échangea un regard avec son compagnon.
« Voilà l'explication du mystère qui nous intriguait tant, n'est-ce pas, Constant? »
Constant, l'autre gendarme, hocha la tête.
« En effet. Tout est clair maintenant. C'est comme ça que les dollars sont introduits en France. Un simple petit trajet en avion.
— A quoi cela rime-t-il? demanda François. Les Américains ne peuvent-ils pas débarquer chez nous, leurs portefeuilles bourrés de billets?
— Pas de billets faux, mon garçon, répondit le brigadier. Et ceux-ci sont tous faux, vous pouvez m'en croire. Ils sont fabriqués en Angleterre et, par l'intermédiaire des gitans, parviennent à une bande qui a son quartier général aux environs de Paris et qui les met en circulation.
— Je n'avais pas eu l'idée que ces dollars étaient faux, dit François.
— Nous surveillons cette bande depuis quelque temps; nous savions que des billets faux étaient imprimés en Angleterre et parvenaient en France, expliqua le brigadier. Mais nous ignorions comment ils arrivaient et quels étaient les intermédiaires.
— Nous voilà renseignés, dit Constant. Ma parole, quel beau coup de filet, brigadier! Ces braves garçons ont découvert ce que nous avons cherché pendant des mois.
— Où sont ces paquets? demanda le brigadier. En votre possession? Ou les gitans les ont-ils pris?
— Nous les avons cachés, dit François. Mais je suppose que les gitans remuent ciel et terre pour les retrouver. Allons vite les chercher.
— Où les avez-vous mis? demanda le brigadier. Dans un endroit sûr, j'espère?
— Oh! oui!-répondit François. Je vais appeler mon frère, il nous accompagnera. Michel! Viens vite! Tu apprendras une nouvelle intéressante! »